Chapitre 7
Le lendemain soir, après avoir mené ma mission à bien, je me garai devant la maison. Le petit ami, Denny, avait accepté la nouvelle en pleurant. C’était probablement le plus étrange dans cette histoire de fantômes : il ne s’agissait pas seulement d’apaiser les sentiments des morts, mais aussi ceux de leurs proches. En général, ils me croyaient sans poser de questions. Rien à voir avec le scepticisme à la Whoopi Goldberg dans Ghost. Non, c’était toujours : « Oh ! merci, merci de me l’avoir dit, je vais pouvoir continuer à vivre maintenant ! Vous êtes sûre que vous ne voulez pas un café ? » Très étrange. Mais c’était toujours mieux que l’inverse, je suppose.
Il y avait un gros pick-up rouge étincelant dans l’allée, garé n’importe comment, à moitié sur la pelouse. Je ne connaissais pas l’identité de son propriétaire. Aucun de mes proches ne conduisait une telle voiture. J’hésitai à entrer dans la maison.
Ça commençait toujours comme ça, innocemment : un visiteur, un commentaire, et bam ! Une nouvelle loi que j’ignorais me tombait dessus. Puis, je me retrouvais dans la politique vampirique jusqu’au cou, ou au beau milieu d’une rébellion ou, pire, avec des morts dans tous les coins.
À présent, je me méfiais de tous les nouveaux venus, aussi insignifiants fussent-ils au premier abord. Et puis celui-là, c’était un gros pick-up, pas insignifiant du tout. Un break, en plus ; il aurait pu facilement transporter cinq emmerdeurs jusque chez moi.
Je jetai un coup d’œil à ma montre. Il n’était que 18 h 30, mais au moins Sinclair et Tina étaient déjà debout. S’il s’agissait d’un indésirable, je pouvais compter sur leur aide. Je pourrais peut-être même leur refourguer la patate chaude.
Merde : et si ça n’avait rien à voir avec moi ?
Non, impossible.
Lorsque j’ouvris la porte, j’entendis une voix d’adolescent crier :
— Je ne partirai que si Betsy me le demande, alors lâche-moi, Sinclair !
Je connaissais cette voix aiguë qui essayait en vain de se la jouer grave. Il s’agissait de Jon Delk, anciennement chef des Lames de la Justice, présentement emmerdeur de première. Après la dissolution du groupe l’été dernier, il avait repris le chemin de la ferme familiale. Depuis, je n’avais plus entendu parler de lui. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer son retour ? Sûrement rien de bon, si vous voulez mon avis.
— Tina, dit Sinclair sur un ton détaché que je connaissais tellement bien que je me mis à courir. Raccompagne notre petit camarade.
— Vas-y, vampire ! Ose seulement poser un seul de tes doigts morts sur moi, tu vas voir ! s’écria Jon.
— OK ! répondit Tina d’un air enjoué.
Je déboulai en trombe dans la cuisine.
— Ça suffit ! Je ne sais pas ce qui se passe, mais vous n’avez pas intérêt à vous entre-tuer, bande de nazes !
— Betsy !
Le visage de Jon – jeune et tellement beau que c’en était ridicule – s’illumina lorsqu’il me vit. Son sourire se fit si large que des fossettes se creusèrent sur ses joues.
— Salut ! C’est super de te voir ! Tu as l’air super en forme ! C’est…
— Super ? rétorqua Sinclair, adossé contre le bar, les bras croisés.
Ses jambes tendues semblaient faire deux mètres de long. Son côté obscur contrastait violemment avec l’apparence de Jon. Tout était sombre chez Éric : ses vêtements, son allure, la façon dont il bougeait. Il donnait l’impression de pouvoir vous attaquer à chaque instant.
De son côté, Jon ne tenait pas en place et passait continuellement la main dans ses cheveux blonds, ce qui n’arrangeait rien à sa coiffure. En fait, il n’arrêtait jamais de bouger alors qu’Éric aurait pu gagner tous les concours d’imitation de statue du monde.
Jon nous détaillait de ses yeux bleus, l’air inquiet, mais l’odeur d’huile et de cuir qui flottait autour de lui trahissait la présence d’un revolver. Sûrement dans un holster de poitrine. Les hommes semblaient adorer cette cachette, alors que ma mère m’avait appris que ce n’était vraiment pas la plus pratique. On n’attrapait jamais son arme à temps.
Il avait au moins un couteau sur lui. Il reflétait parfaitement l’image de l’adolescent de dix-neuf ans qui a grandi à la ferme. Cependant, il s’était allié à d’autres solitaires comme lui, et ensemble, ils avaient tué davantage de vampires qu’une personne normale en croiserait dans toute sa vie.
Heureusement, comme il m’aimait bien, il avait décidé d’arrêter le massacre. Je ne comprenais toujours pas pourquoi : la plupart des vampires sont des connards. Mais je n’étais pas en position de me plaindre. Quand je lui tendis la main, Jon la serra, la paume moite.
— Je suis contente de te voir, moi aussi. Quelque chose ne va pas ?
— Je suppose que ça dépend à qui tu poses la question, répondit-il en se retournant vers Sinclair.
— Rassure-moi : il n’y a pas eu de nouvelles victimes ?
Il secoua la tête.
— Non, non, rien de ce genre. Betsy, est-ce que je peux te parler en privé ? Dans ta chambre, par exemple ?
— Notre chambre, intervint Sinclair en souriant lorsque Jon rougit.
— Quoi ? Tu as enfin déplacé toutes tes affaires ? Ça ne t’aura pris que deux mois, après tout.
Satisfaite de mon petit effet, je me rendis compte que son sourire avait disparu. J’aurais peut-être dû me retenir, mais je ne supportais pas qu’il s’en prenne à un gamin. J’avais l’impression d’être retournée au collège.
— La reine a de nombreux devoirs à accomplir, déclara Tina d’un air suffisant en croisant les jambes. Je ne pense pas qu’elle ait le temps de…
— Ne t’en mêle pas, Tina. Et Éric, ça suffit comme ça. Je vous rappelle que Jon est un invité.
— Un invité dont on se serait bien passés, marmonna Sinclair.
— Tu veux qu’on règle ça une bonne fois pour toutes, mon pote ? Allez, viens ! On va régler ça ! C’est quand tu veux !
— Oh ! Si tu le proposes si gentiment…, répondit Sinclair en se redressant d’un geste si rapide que j’eus du mal à le suivre.
— Non ! Arrêtez votre cirque, les mecs. (Je me retournai vers Jon dont une main avait déjà disparu sous sa veste.) Tu n’as pas intérêt à dégainer un revolver dans ma cuisine. Je suis la seule à en avoir le droit. Allons dans ma chambre.
Les hommes ! Pire que des rats qui se disputent un hamburger ! Je vous jure…
— Tu pourras me parler… de ce que tu voulais. On s’est tous demandé où tu étais parti.
Il était assez jeune pour trouver parfaitement normal de leur tirer la langue… ce qui ne l’empêcha pas d’avoir l’air super con. Tina leva les yeux au ciel tandis que Sinclair l’observait comme un serpent qui convoite un œuf. Je me mordis la langue. Après tout, Jon avait déjà essuyé suffisamment d’insultes pour aujourd’hui.